Il est des histoires qui ne s’écrivent pas à l’encre mais à la fumée.
Des récits qui s’élèvent, spirales invisibles, depuis les temples oubliés jusqu’aux cercles d’aujourd’hui.
L’histoire de l’encens est de celles-là : une mémoire qui se consume, lente, sacrée, et dont chaque volute porte la trace d’un monde invisible.
Depuis la nuit des temps, l’humain cherche à communiquer avec l’invisible. Et toujours, au centre de ses rites, une fumée légère : l’encens, messager des âmes, respiration des dieux, souffle des sorcières.
Égypte antique : l’offrande du souffle
Avant même que les temples de pierre ne s’élèvent à Karnak ou à Louxor, avant que les hiéroglyphes ne gravent l’histoire des pharaons, l’encens brûlait déjà sur les autels de sable et d’étoiles. Dans l’Égypte ancienne, la fumée parfumée n’était pas seulement une offrande : elle était la respiration même du sacré.
Chaque matin, au lever du soleil, les prêtres du temple entraient dans le sanctuaire pour réveiller le dieu par une série de rituels précis. L’un des plus importants consistait à brûler de l’encens, généralement de l’oliban ou de la myrrhe. Ce geste n'était pas symbolique : il avait une fonction spirituelle, énergétique et cosmique.
« L’encens est le souffle qui nourrit le Neter (dieu), l’odeur qui réjouit son ka. »
— Texte du Rituel de l’ouverture de la bouche, extrait du Papyrus d’Ani, XIXe dynastie
Le Kyphi : parfum divin et médecine de l’âme
Parmi les encens sacrés, le kyphi était le plus mystérieux et le plus sacré. Composé selon des recettes gardées secrètes dans les temples, il mêlait :
- myrrhe, oliban, geniévrier,
- vin, miel,
- cannelle, roseau sucré, et parfois même figue fermentée ou lotus bleu.
Le Kyphi était décrit dans plusieurs manuscrits, dont le temple d’Edfou. Il servait à accompagner Rê dans son voyage nocturne, favorisant les rêves prophétiques et aidait à communiquer avec les dieux & les morts.
Un langage invisible
Dans la pensée égyptienne, l’encens avait une fonction magique très précise. Il chassait les entités hostiles (comme l’âme du chaos Apophis), purifiait les objets sacrés, les statues, les morts, guérissait l’âme du défunt dans l’au-delà.
Brûler de l’encens, c’était activer un pacte : celui qui reliait les humains, les dieux et les forces cosmiques.
Dans les rites funéraires, des grains d’encens étaient posés directement sur les bandelettes de lin, ou brûlés lors du rite de “l’ouverture de la bouche” pour redonner au mort le souffle nécessaire à son voyage dans le Duat, le monde souterrain.
Une pratique vivante et quotidienne
Loin d’être réservée aux prêtres, la combustion d’encens faisait aussi partie de la vie quotidienne :
- Dans les maisons, on brûlait de l’oliban pour honorer les ancêtres.
- Dans les ateliers, on purifiait les outils avec de la résine.
- Dans les jardins, on récoltait les herbes et fleurs odorantes en offrande à Hathor ou Isis.
« Une offrande de pain, de bière et d’encens pour que l’âme respire dans l’éternité. »
— Inscriptions funéraires fréquentes sur les stèles de la XVIIIe dynastie
Inde et Asie : l’encens comme souffle sacré et médecine de l’âme
Lorsque l’encens s’élève dans les temples de Varanasi ou de Kyoto, ce n’est pas seulement une offrande parfumée : c’est un souffle sacré, un appel silencieux à l’harmonie cosmique. Dans les traditions de l’Inde, de la Chine, du Japon ou du Tibet, la fumée est un véhicule d’élévation, une respiration du monde invisible.
En Inde, l’encens est un acte d’union divine
Dans les rituels hindous (puja), l’encens précède toute prière. On le présente aux divinités comme on offrirait des fleurs ou de la lumière. Chaque parfum résonne avec une déité :
- Bois de santal pour Vishnu : stabilité, pureté, vérité
- Jasmin et sucre pour Lakshmi : abondance et charme
- Camphre et encens noir pour Shiva : détachement, transmutation
L’Ayurveda, médecine sacrée millénaire, enseigne que certains encens équilibrent les doshas (humeurs) : le Santal calme Pitta (le feu), le Patchouli ancre Vata (l’air), la Cannelle stimule Kapha (la terre)
« Le feu est la bouche des dieux. C’est par lui que les offrandes leur parviennent. »
— Rig Veda, I.1, v.9
Dans les écoles tantriques, la fumée est utilisée pour purifier les nadis (canaux énergétiques) et accompagner la montée de l’énergie kundalini.
En Chine et au Japon, un langage silencieux
En Chine taoïste, l’encens n’est pas seulement spirituel : il est temporel. Il sert à mesurer le temps de la méditation. Les “horloges d’encens”, faites de lignes sinueuses ou de spirales, marquent l’écoulement du Qi.
Les prêtres taoïstes l’utilisent pour communiquer avec les ancêtres, sceller les talismans et ouvrir les “portes invisibles” dans le Feng Shui.
Dans le Japon zen, l’encens est art sacré : le Kodo, ou “voie de l’encens”, est l’un des trois arts raffinés aux côtés du thé (Chado) et des fleurs (Kado). On ne brûle pas pour parfumer, mais pour entendre la fragrance – mon-ko – dans un silence attentif.
« Le parfum est le langage des dieux, qu’aucune parole ne saurait égaler. »
— Proverbe japonais, transmis dans les cercles de Kodo
Grèce et Rome : correspondances et divinations
Dans les sanctuaires de Delphes, d’Éphèse ou sur les autels domestiques de Rome, l’encens crépitait en spirales lentes, montant vers l’Olympe avec le murmure des prières. Dans l’univers gréco-romain, brûler de l’encens, c’était parler aux dieux avec la voix du feu.
Les prêtres et prêtresses choisissaient chaque substance selon le dieu invoqué, le jour de la semaine (chaque jour étant associé à une planète) et l’intention du rituel : guérison, présage, remerciement ou demande.
Les correspondances sacrées
- Oliban (libanôtos) pour Apollon, dieu de la clarté mentale, de la prophétie et du Soleil.
- Myrrhe, résine de l’ombre et du silence, pour Hadès, les morts et les mystères d’Éleusis.
- Rose, benjoin et cannelle pour Aphrodite/Vénus, dans les rituels de charme et de beauté.
Ces résines étaient précieuses : on les importait d’Arabie, d’Inde ou d’Afrique, et elles étaient pesées comme des métaux rares.
L’encens et la prophétie
Les oracles ne parlaient jamais sans encens. À Delphes, la Pythie s’asseyait sur le trépied sacré, au-dessus d’une faille tellurique, tandis que la salle se remplissait des volutes d’un encens puissant.
Les effluves aromatiques stimulaient l’état de transe prophétique, créant un pont entre la prêtresse et Apollon.
« L’encens est ce que les dieux attendent pour se manifester. »
— Plutarque, Sur les oracles de la Pythie
La direction de la fumée, sa vitesse de combustion, les crépitements étaient interprétés comme signes divins.
Les prêtresses de Delphes en faisaient un langage à part entière.
Un art quotidien autant que sacré
Chez les citoyens, brûler de l’encens faisait partie du rituel domestique :
- on saluait l’aurore avec de l’oliban,
- on clôturait les banquets par de la cannelle,
- on protégeait le foyer avec du laurier brûlé.
À Rome, les encens étaient offerts en hommage à l’empereur divinisé ou déposés sur les tombes pour apaiser les mânes (esprits des ancêtres). La fumée servait aussi à marquer la frontière entre le monde vivant et l’au-delà.
Moyen Âge : entre liturgie officielle et ombres magiques
Au Moyen Âge, deux traditions s’affrontent : l’une officielle et religieuse, l’autre souterraine et magique.
L’église chrétienne
L’encens devient un marqueur du sacré. L’encensoir balance au rythme des chants, la fumée purifie, élève, sanctifie. Il est symbole de la prière ascendante.
La sorcellerie et les grimoires
Mais dans les grimoires de l’époque… les sorcières cueillent, sèchent, composent. L’encens devient un ingrédient occulte :
- dans les invocations angéliques (Encens de Mercure, d’Uriel…)
- dans les rituels d’évocation (protection, cercle magique)
On retrouve des formules d’encens pour chaque planète, esprit ou démon. La fumée agit comme un véhicule énergétique et vibratoire. Les sorcières de l'époque créent : des encens pour chasser les entités, ou pour appeler les esprits, d'autres encore pour se protéger des puissants
Dans les grimoires, on lit :
« Celui qui brûle l’armoise en lune décroissante bannit les esprits liés à la nuit. »
— Le Petit Albert
Renaissance : alchimie, planète et résonance magique
Après les âges d’ombre et d’interdiction, la Renaissance ranime les feux de l’Antique. Mais ce feu n’est pas seulement celui de l’art ou des sciences : c’est aussi le feu sacré de l’ésotérisme, ravivé dans les laboratoires des alchimistes, les loges secrètes des philosophes, les grimoires hermétiques réédités.
À cette époque, l’encens ne revient pas seulement comme une coutume religieuse, mais comme un outil opératif dans la quête de connaissance, de transformation et d’union cosmique.
Le retour des correspondances magiques
Les penseurs de la Renaissance comme Marsile Ficin, Pico della Mirandola ou Cornelius Agrippa réactivent la doctrine antique des correspondances entre les mondes : ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.
Dans cette vision, chaque plante, chaque pierre, chaque parfum est lié à un astre, à un ange ou un intelligence céleste ou à une vertu de l’âme.
L’encens devient alors un médium entre les sphères, un lien concret entre l’humain et le divin, un amplificateur vibratoire.
« Par les fumées agréables des encens, les esprits célestes sont rendus favorables ; par les vapeurs fétides, les esprits infernaux sont contraints. »
— Cornelius Agrippa, De Occulta Philosophia, Livre I, chap. 43
Naissance des encens planétaires
C’est durant cette période que l’on voit apparaître les formules codifiées d’encens planétaires, inspirées de l’hermétisme et de l’astrologie
Chaque encens est utilisé dans des opérations rituelles : talismans astrologiques, invocations planétaires, ouvertures de conscience.
« Chaque encens est une clef d’ouverture, une clé d’étoile. »
— Cornelius Agrippa, De Occulta Philosophia, Livre I, chap. 43
Hoodoo, magie populaire et encens aux Antilles et en Amérique
Au croisement des routes coloniales, des chants d’ancêtres africains, du catholicisme imposé et des forces de la terre, naît une magie populaire profonde : le Hoodoo. Né en Louisiane et aux Antilles, cette tradition est souvent confondue à tort avec le vaudou. Le Hoodoo est un système de magie pratique, profondément enraciné dans les plantes, les poudres, les huiles et… les encens.
La fumée comme arme spirituelle
Dans le Hoodoo, l’encens n’est jamais neutre. Il porte une intention ciblée
- Faire partir un esprit : en brûlant du poivre noir et du soufre.
- Attirer un amour : avec de la cannelle, du sucre et du benjoin.
- Briser une malédiction : avec du romarin, du camphre et de la rue.
Le praticien confectionne ses propres mélanges, souvent à base de résidus sacrés : poils, cendres, objets ayant touché la personne ciblée. La fumée devient alors instrument d’attaque ou de guérison, selon l’intention.
Les “powders” et encens soufflés
On ne fait pas que brûler l’encens : on le souffle aux quatre coins de la maison, ou sur le seuil d’un commerce pour bénir ou éloigner. Ce geste hérité des traditions africaines est aussi présent dans les campagnes des Antilles françaises, où l’on brûle l’encens pour “faire lever les morts” ou “casser le mauvais œil”.
« Quand la fumée se lève dans la cour, le diable sait qu’il n’est pas le bienvenu. » — Proverbe créole de Guadeloupe
Cette fumée est une prière vivante, mais aussi une revendication de pouvoir. Dans une société hostile, le Hoodoo est resté un outil de résistance et de reconquête spirituelle.
XIXe siècle : renaissance occulte et ésotérisme occidental
Le XIXe siècle s’ouvre sur une fascination renouvelée pour l’invisible. Tandis que les sciences triomphent dans les laboratoires, les âmes cherchent, dans les coulisses de la matière, les lois profondes du monde. C’est l’âge d’or du renouveau ésotérique occidental.
Les loges maçonniques, les cercles rosicruciens, les spirites et les kabbalistes réinvestissent les traditions oubliées. L’encens y retrouve sa place centrale, non comme parfum d’ambiance, mais comme vecteur de transformation subtile, comme outil d’invocation, de purification et d’ouverture psychique.
Encens et rituel initiatique
Dans les rituels maçonniques, l’encens n’est pas accessoire : on l’emploie pour sanctifier l’espace, ouvrir le travail sacré, marquer le passage du profane au sacré. Trois encens sont souvent cités :
- Oliban, pour la clarté mentale et la concentration
- Benjoin, pour élever les vibrations
- Myrrhe, pour sceller les intentions profondes
Dans certains rites, les encens sont préparés par le maître du temple lui-même, en lien avec les travaux planétaires du cycle annuel.
L’encens dans les sciences occultes
Des figures comme Éliphas Lévi, Papus ou Stanislas de Guaita codifient les usages magiques de la fumée.
Ils enseignent que chaque encens agit sur un plan vibratoire distinct (physique, astral, mental) ; résonne avec une planète, une lettre hébraïque, un archange ; prépare le corps et l’esprit à la réception de la lumière occulte
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. La fumée devient verbe, le verbe devient pouvoir. »
— Éliphas Lévi, Dogme et Rituel de la Haute Magie, 1854
La sorcellerie bourgeoise
Dans les salons occultes parisiens, on compose des encens personnalisés : pour séduire, influencer un rival, protéger une maison ou ouvrir le troisième œil. Des herboristeries ésotériques naissent, où l’on vend sous le manteau des “encens planétaires”, des “fumigations de communication angélique” ou des “poudres de rupture d’envoûtement”.
Cette époque annonce déjà la magie du XXe siècle : ouverte, ésotériste, mais enracinée dans des pratiques concrètes, où chaque brin brûlé a une fonction, une résonance, un pouvoir.
XXe siècle : Wicca, sabbats et encens des éléments
Le XXe siècle est celui des paradoxes : à mesure que la technologie s'impose, la soif de sacré refait surface. En marge du progrès, renaissent les cercles, les rituels, les autels domestiques. Et, au cœur de cette spiritualité retrouvée, la fumée reprend sa place de passeuse entre les mondes.
La Wicca et la renaissance des rites lunaires
Dans les années 1950, Gerald Gardner, initié aux traditions ésotériques britanniques et influencé par l’occultisme victorien, codifie la Wicca : une spiritualité païenne moderne, centrée sur les cycles de la nature, la triple déesse et le dieu cornu et les anciens sabbats.
Dans cette tradition, l’encens est l’un des quatre outils élémentaires, associé à l’air mais activé par le feu, réunissant ainsi deux puissances dans un même souffle. Il sert à tracer le cercle magique, purifier les lieux et les instruments et invoquer les divinités ou les éléments.
« Sans encens, l’autel est muet. C’est la fumée qui ouvre la voie aux anciens dieux. »
— Raymond Buckland, Wicca for One
Néo-druidisme, magie verte et retour aux plantes
À la même période, le néo-druidisme prend forme dans les pays celtiques et germaniques. Les cérémonies en extérieur incluent l’utilisation de fumigations de gui, de chêne, de fougère.
La plante redevient sacrée, non comme abstraction, mais comme corps vivant, brûlé dans le respect et la prière.
Les herboristes ésotériques, les “witches” rurales, réapprennent à créer leurs propres encens à partir de récoltes locales, des cycles lunaires et de recettes issues de traditions orales.
L’encens devient ainsi l'expression d’une écospiritualité naissante, intuitive et enracinée dans le vivant.
Spiritualités syncrétiques et éclectiques
Avec l’éveil de la contre-culture des années 60-70, les traditions se croisent. Le yoga, le bouddhisme tibétain, la magie cérémonielle, la kabbale, le hoodoo, la santería, les pratiques amazoniennes… tout se mélange, se réinvente.
L’encens devient langage universel que ce soit dans les temples hindous de Londres, sur les autels improvisés de Californie, dans les cercles de pleine lune en Provence ou en forêt allemande.
Mais dans cet essor, surgit aussi la question de l’authenticité : la fumée est-elle sacrée quand elle sort d’un bâton industriel imbibé de parfums synthétiques ?
Pourquoi la magie perdure
La magie ne disparaît pas : elle change de peau, de langue, de parfum. Elle se glisse dans les silences du monde, dans les gestes quotidiens qu’on croit anodins, dans une bougie qu’on allume, un vœu qu’on murmure, une fumée qu’on regarde danser.
Elle perdure parce que nous avons besoin d’elle.
Besoin de rites quand tout est désacralisé.
Besoin de lien quand tout devient écran.
Besoin de sens quand le langage se vide.
Et dans cette quête d’âme, l’encens reste un allié fidèle et discret. Il n’argumente pas, il n’explique pas. Il agit.
Il nous ramène à l’instant. Il relie l’invisible au souffle, l’éphémère à l’éternel. Il porte les prières que la bouche hésite à prononcer. Il invite au mystère.
« La magie ne réclame pas d’être crue. Elle attend seulement d’être pratiquée. »
— Anonyme, transmission orale wiccane
À chaque époque, des femmes et des hommes ont entretenu cette flamme. Aujourd’hui encore, nous sommes les porteurs de ce feu, les passeurs d’une mémoire en cendres et en graines.
Et tant qu’une main cueillera une feuille pour en faire un encens,
tant qu’un cœur brûlera un peu de sauge avec une intention sincère,
tant qu’un souffle dirigera la fumée vers les étoiles,
la magie vivra.
Parce que l’encens n’est pas un produit. C’est un acte.
- Il appelle les forces que nos mots n’atteignent pas.
- Il purifie l’espace quand l’air est lourd de pensées.
- Il réveille en nous le souvenir d’avant les mots.
L’histoire de l’encens est un fil de fumée ininterrompu.
De l'antique Kemet aux cercles d’aujourd’hui, il murmure la même prière :
« Que le visible s’efface, et que le Sacré prenne place. »
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